lundi 29 mars 2010

J.M.G. Le Clézio (5)

....La beauté brille dans la vie, pure et sans retard, immédiatement. La beauté est donnée. Il n'y a rien à acquérir. La beauté n'a pas d'histoire, elle n'est pas la solution d'un mystère. Elle est elle, simplement. Devant moi, comme après la pluie, la mer est immense. Je ne peux imaginer de frontières. Le langage des hommes, les émotions, les souffrances, où sont-ils ? Il n'y a rien de tel ici. Il y a l'espace, la mer, le ciel. Il y a le monde qui n'est pas à conquérir. J'ouvre les yeux. Je suis devant ce qui n'est à personne, ne sera à personne. Je ne peux plus imaginer de barrières, ni de murs. Je ne peux plus imaginer de serrures. Je suis en contact avec l'air, je suis dans la beauté immédiate. Je vois le ciel sur la mer, bleu clair, et l'eau violette à l'horizon. La couleur m'emporte, m'abolit. Comme si j'étais né à cet instant même, sans père ni mère, mais réellement apparu devant la mer et le ciel.
....Mais ce n'est pas moi qui nomme cela, qui utilise cela, par mes paroles ou par mes rêves. Comment serais-je celui qui imagine ? Devant l'espace, je cesse et je disparais, et c'est la mer qui me donne ma vie, mon être. Les questions se taisent. Ce n'est pas la raison, ni le doute, ni même le désir de ne faire plus qu'un avec l'espace, qui me font comprendre la nécessité de cette disparition de ma personne. C'est la grandeur, l'intensité de la mer sombre, la force de ce ciel clair, l'extrême tension de l'horizon, parfait jusqu'à la violence, c'est tout cela qui me nie, m'expose, m'éparpille. Alors je vais vers eux, je n'existe plus que par eux. Ce que j'attendais ne pouvait venir de moi, ni d'aucun homme. Ce ne pouvait pas être du langage, ni des sentiments. Ce n'était rien de compréhensible, rien de reconnaissable. Ce que j'attendais, ce que j'attends encore, est là, dans le bleu profond du réel. Cela est exposé de toutes parts, règne dans la plénitude de sa lumière.
Ce que je dois savoir ne peut venir de moi vers le monde : mais au contraire, du monde vers moi, pourvu que je puisse rester les yeux ouverts. (...)
J.M.G. Le Clézio, L'inconnu sur la terre, L'imaginaire Gallimard