jeudi 15 janvier 2009

Guillevic - Possibles futurs (2)


Je ne vois pas l’oiseau
Fort de sa cage ouverte
Et psalmodiant :

Je reste ici.
À bas l’espace.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui n’aurait pas confiance
Dans la teneur de l’air.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui ne volerait pas
Rien que pour son plaisir

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui monterait sans fin
Jusqu’à n’en plus pouvoir.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui franchirait
Les défenses du vent.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui viendrait vers moi
Pour chercher refuge.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui refuserait de s’effaroucher.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui serait mon frère.

Non plus celui
Qui ne le serait pas.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui ne me donne envie
De voler mieux que lui.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui me forcerait
À penser rien qu’à lui.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui s’acharnerait
D’abord sur lui-même.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Démolissant son nid
Avec jubilation.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui creuserait la glace
Avec ses pattes

Pour épargner son bec.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Demeurant au désert

Rien que pour être seul.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Renonçant à siffler
Dans le labyrinthe.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Venir m’interroger
Sur son identité.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui maudirait les sources.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Voulant s’opposer
Au cours du ruisseau.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui ne puisse trouver
Son nid dans la forêt.

*

Je ne vois pas l’oiseau
En train de recracher
Un morceau de lombric.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Refusant de chanter
Pour ne pas
Déranger la haie.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Chercher l’aventure
Pour se désennuyer.

*

Je ne vois pas l’oiseau
En vouloir au chêne
De perdre ses feuilles.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui ne sache alterner
Le silence et le chant.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Pour qui le jour, la nuit
Seraient la même chose.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui ne rythmerait pas
L’avancée du soir.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Que ça fatiguerait

D’assister chaque soir
Au baiser du soleil.

*

Je ne vois pas l’oiseau
En appeler au ciel
De s’être ensanglanté.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui s’acharnerait
À griffer la nuit.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Désirant se fracasser
Contre un mur de nuit.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Qui jouerait au nuage,

Mais je vois le nuage
Qui jouerait à l’oiseau.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Faire sa cour à la rose,

Mais je les vois tous deux
Faire ensemble la cour
Au soleil qui s’ébroue.

*

Je ne vois pas l’oiseau
Et je ne l’entends pas
Frôler l’éternité.

lundi 12 janvier 2009

Pasolini (1)

Quant à moi
j'ai abandonné mon poste
de soldat sans solde, de volontaire dont
on ne voulait pas : le cinéma, les voyages, la honte...
Je le savais, je le savais déjà en rêve : mais au réveil je me suis
retrouvé en marge. D'autres protagonistes sont venus, sans l'avoir
voulu!, et envolées les hirondelles, ce sont eux maintenant qui foulent la
scène. L'Ève chassée se lamente du rire des Èves nouvelles; mais qu'est-
ce que ça fait? La vraie douleur c'est de comprendre ce qu'il en est : le
fait d'être derechef en 63 le même qu'en 43 - enfant en pleurs, apprenti
courageux : avec ses cheveux qui tombent, et se font gris!
Si le monde m'a rejeté de lui, tel un corps étranger, cela
s'est fait selon les règles historiques du néo-capitalisme:
tout homme fait son temps dans la vie, et s'effrite
avec ses problèmes. Il ne m'est pas donné de
connaître la nouvelle Italie née en ces
dix années qui semblent n'en être
qu'une seule : elles déjà en 64, et
moi en 54, et tous les marxistes,
avec moi, compromis dans les
passions des vieux
jours.

Pier Paolo Pasolini. Nouvelle poésie en forme de rose
(extrait)

samedi 10 janvier 2009

Roubaud (1)
























J. Roubaud, La Dissolution. Ed. NOUS, nov. 2008

lundi 5 janvier 2009

Cheng (1)


Descendre le premier sentier de l'ombre
En direction de la colline qui saigne
D'une source aussi pure que la douleur
Dans l'aurore imminente du cœur
L'enfance au vent reste à venir
Que ne renie point l'odeur de résine
Jaillie des pins sauvés de la flamme
Jaillis nous mêmes
de la soif
De mûres crachées par les renards
Au cœur d'une aurore imminente
Toute tendue vers le miroir brisé
O cueillir les nuages à pleines mains
Dans l'étang vierge aux roseaux naissants
Où un crapaud loin des lotus d'antan
Darde le regard de la prime terreur
Reflet d'un éclat longtemps disparu

dimanche 4 janvier 2009

Anna Akhmatova (1)

J’arracherai ce jour de ta mémoire
Pour que ton regard, brumeux, désemparé,
Demande : où ai-je vu ce lilas de Perse,
Ces hirondelles, cette maison de bois ?
En m’entendant nommer, tu te rappelleras
La soudaine douleur des désirs indicibles,
Dans des villes pensives tu chercheras
Cette rue qui n’est sur aucun plan.
En voyant arriver une lettre inattendue,
En entendant derrière une porte une voix
Tu penseras : « C’est elle, elle-même,
Qui vient au secours de mon peu de foi. »

1915

samedi 3 janvier 2009

Philippe Jaccottet (1)

Je pense au mot Cosmos. Il a signifié d'abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des femmes. La source de la poésie, ce sont ces moments où, dans un éclair, quelquefois aussi par une lente imprégnation, ces trois sens coïncident, où, non moins certaine que l'ignoble (hélas plus visible et plus virulent), surgit une beauté qui est la convenance d'un monde, singulier appât où le poète ne cesse de revenir, aussi longtemps qu'il est poète, à travers les pires doutes.

Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes. Poésie/Gallimard

vendredi 2 janvier 2009

Guillevic - Possibles futurs (1)

...

Je t'ai amené
Au bord de l'étang.

Je savais bien
Que près de moi

L'étang ne serait pas
Cette eau qui fait
Semblant de dormir

Et crache
Son mystère.

Guillevic. Possibles futurs. Lyriques.

jeudi 1 janvier 2009

René Char - Sur la Poésie (1)

Dans le tissu du poème doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, en même temps que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé.

et aussi :
On ne peut pas commencer un poème sans une parcelle d'erreur sur soi et sur le monde, sans une paille d'innocence aux premiers mots.

René Char, En trente-trois morceaux et autres poèmes, suivi de Sous ma casquette amarante, Poésie / Gallimard

Guillevic - Art poétique (2)

Je n'aime pas
Qu'il y ait en moi

Ces espèces de brouillards
Qui empiètent sur mon domaine

Et ne me laisse pas voir
Où je suis, où j'en suis.

Alors j'attaque, je ramasse
Tout ce qu'au-dedans je trouve

Et tout ce qu'au-dehors j'arrache
Comme clarté ou moyen d'en faire naître.

Dans ce dehors,
Les mots percent.

Les mots sont des épées
Contre les ventres de brouillards.

Guillevic - Art poétique (1)


Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

Il t'arrive des mots,
Des lambeaux de phrases.

Laisse-toi causer. Écoute-toi
Et fouille, va plus profond.

Regarde au verso des mots,
Démêle cet écheveau.

Rêve à travers toi,
A travers tes années
Vécues et à vivre.