dimanche 22 mai 2011

Erri de Luca (4)

Je regarde le ciel depuis l'enfance, depuis que la postière m'a dit que si on regarde les bois les yeux prennent leur vert. Elle, elle les avait noirs à force de lire les adresses. Moi, pour les garder clairs, je me suis mis à fixer les cieux. Il y a si longtemps qu'ils voyagent sur mes yeux, traversent leur champ, en franchissant les cils. Quelle chance de se trouver sous leur gratis, de ne pas voir un mur, une serrure, une haie. Je suis vieux et je ne comprends plus ni les gendarmes ni les voleurs.
Erri de Luca, Une méchante histoire, in Le contraire de un, Gallimard.

dimanche 15 mai 2011

Mario Rigoni Stern (1)

. Une peau de mouton lui couvrait les genoux, maintenant que le poids des ans et les premiers froids de l'automne lui donnaient des douleurs. De temps à autre, d'un geste de la main, il envoyait sa chienne préférée surveiller le troupeau qui paissait un peu plus bas, et quand il avait consciencieusement scruté, jusque dans le moindre détail, le Gruppo di Brenta, l'Adamello et la Presanella, les lointaines montagnes qui marquaient la frontière avec la Suisse et l'Autriche, alors il se tournait pour recevoir le soleil de l'autre côté de son corps et commençait à méditer sur la Cime XII et sur l'Ortigara.
. Il connaissait chaque tranchée, chaque emplacement de mitrailleuse, chaque abri creusé dans le roc. Il savait où avaient été installés les batteries, les cuisines, les maréchaleries où l'on ferrait les mulets, les postes de soins et les petits hôpitaux de campagne ; les cimetières, jusqu'aux plus petits, où il avait enseveli ses camarades après les combats. En 1917, c'était un jeune alpin (...)
Mario Rigoni Stern, Sentiers sous la neige, trad. Monique Baccelli, La fosse aux ours.

Philippe Jaccottet (11)

Le ciel s'est éclairé de nouveau, mais le soleil ne l'emporte plus sur la fraîcheur portée par le vent, entretenue par l'assemblée des arbres, nourrie par l'ombre, par la terre. Peu de bruits animent cette heure, ils ne s'élèvent que par intervalles, pareils aux soupirs, aux paroles incompréhensibles qui échappent à l'homme endormi : c'est la corne d'une voiture, le bourdonnement d'un moteur ; le cri d'un coq ; une voix de femme, indistincte ; d'autre voix, plus lointaines encore ; le froissement d'un journal sur les pierres. C'est l'heure, c'est l'énigme. Quelle lenteur, à peine brusquée par le vol des oiseaux ! Quel miroitement là-bas sur les eaux, immobile !
Ainsi les choses, ainsi le monde tour à tour salue ou se détourne, nous attire ou nous abandonne.
"Je voulais regrouper ces fuyantes lueurs, ne pas les laisser m'échapper..."
Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, 1947 - 1962, Gallimard nrf

Mauro Fabi (1)

La déchirante beauté d'un arbre
qui meurt lequel
retient encore un peu ses feuilles
cette grâce distante que seul ce
qu'on abandonne affecte de posséder
ces couleurs implicites qu'ont les choses
quand elles s'achèvent
la vie qui est autour de lui dans le bois
le chant des branches et l'horizon
la vallée,
le spectacle incroyable
antique et nouveau d'un crépuscule.

La struggente bellezza di un albero
che muore il suo
trattenere ancora un poco le foglie
quella grazia distante che solo cio
que si abbandona mostra di possedere
quei colori impliciti che hanno le cose
quando si esauriscono
la vita che gli sta intorno nel bosco
il canto delle fronde e l'orizzonte
la valle,
lo spettacolo incredibile
antico e nuovo di un tramonto.

Mauro Fabi, trad. Olivier Favier, Le domaine des morts - Il dominio dei morti, alidades/bilingues

mardi 3 mai 2011

Florac (2)


La pente se raidit
Mon cœur bat plus vite
Ma pensée s'assouplit.

Puis la douceur du col
Mon cœur ne bat (presque) plus.

Je suis (presque) en paix.


La descente est volupté
La pluie sensuelle exhale les odeurs de la terre
Le vent léger excite les feuilles au vert tendre.

Florac, Aux confins, Horizons.

lundi 2 mai 2011

Erri de Luca (3)

Un arbre solitaire a une clôture invisible, aussi large que son ombre à poser tout autour. Avant d'y entrer, je retire mes sandales. Je m'allonge sous sa lumière.

Le pin des Alpes est capable de se diviser en deux branches principales, impossible pour le sapin ou le mélèze. Le tronc de celui qui est là-haut a deux bras levés, parallèles, dont un pour la foudre. Il sait qu’il sert de cible, la hauteur solitaire l’implique. Il est né de la décharge qui a tué le tronc précédent. Le feu du ciel est son deuxième père. (…)

Quand le nuage s’épaissit, tout gris, qu’il s’ébouriffe autour de la montagne, un courant passe comme un frisson à la surface. Si l’alpiniste se trouve là, il le sent glisser sur lui, une caresse de coton imbibé qu’on frotte sur la peau avant la seringue. La foudre est précédée d’une friction du ciel sur la terre.

Le pin des Alpes connaît le frémissement qui éclaire ses branches d’une auréole. A ce moment, il cesse de respirer, de faire monter la lymphe : il incline ses aiguilles et attend. Il arrive que le nuage se déplace pour décharger ailleurs sa fièvre. L’éclatement sur d’autres rochers est le signe qu’on peut de nouveau respirer.

Entre un arbre et un homme, la conversation tourne autour des histoires de foudre. Je raconte les miennes. (…)


En montagne, il existe des arbres héros, plantés au-dessus du vide, des médailles sur la poitrine des précipices. Tous les étés, je monte rendre visite à l'un d'entre eux. Avant de partir, je monte à cheval sur son bras au-dessus du vide. L'air libre sur des centaines de mètres vient chatouiller mes pieds nus. Je l'embrasse et le remercie de sa durée.

Erri de Luca, Visite à un arbre, in : Le poids du papillon, Gallimard

dimanche 1 mai 2011

Bords/Borders (2)

Philippe Jaccottet (10)

Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?
Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses
qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,
si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable….

Si c’est porter un masque plus vrai que son visage
pour pouvoir célébrer une fête longtemps perdue
avec les autres, qui sont morts, lointains ou endormis
encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche
cette rumeur, ces premiers pas trébuchants, ces feux timides
... nos paroles :
bruissement du tambour pour peu que l’effleure le doigt inconnu…

Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, dans À la lumière d’hiver, Gallimard

Paesaggio (5)