vendredi 30 octobre 2009

Jean Fanchette (1)

LE POÈME DE L'ARBRE ENFANT

Les pulsations d'un paysage
Vibrant dans les veines de l'arbre,
Le rocher frère et ses présages
Furent appris en ce matin
Porté vers moi du fond des âges.

Le même oiseau de rive en rive,
Rythme la saison des éclairs.
La même barque à la dérive
Rêve aux vertiges des déserts
Aux silences d'eau et de pierre.

L'orage éclate et l'arbre enfant,
Lové dans la paume du vent,
Comprend notre fraternité
Scellée dans le sang des étés.
Fus-je mélèze ? après ? avant ?

Dans les forêts de la mémoire,
L'homme plante ses territoires
Et l'arbre enfant, né des orages,
Découvre l'âme du feuillage
Blottie au cœur serré des soirs.

L'arbre se souvient de l'amande,
De la nuit lente des racines,
Des forêts d'ombre et de résine,
Jusqu'au cri du premier oiseau
Par-delà des siècles d'attente.

Et moi l'enfant d'une seconde,
Parmi l'or mouvant des genêts,
Je veille cet instant que fonde
L'angoisse de millions d'années
Dans le désordre clair du monde.

Tous ces oiseaux dans ma mémoire
Et tous ces mauves dans mes yeux.
Pour transmuer en feux et moire
Les paysages jamais mieux
Définis qu'en dehors du lieu.

L'arbre que j'appelle mélèze,
Se transforme en jacarandas,
Flamboyants, pourpres floraisons
Éclatant dans mon sang qui pèse
Le poids de toutes ces saisons.

Le loriot dans le cerisier,
Le colibri dans le manguier,
Moi écartelé par vos cris,
Moi soudain découvrant le prix
De vivre et d'accomplir deux vies.

Montagnes de quelles mémoire ?
Je vendange votre prescience.
J'atteins enfin aux transparences
Du minéral. Brève lumière
Où je découvre cette main,
Tendue entre l'arbre et la pierre.

Et le sable redevient algue
L'âme innombrable du corail
Palpite, prise dans les mailles
De l'eau. Le charbon se souvient
Des forêts, de l'enfance du feu...
Tout dans l'éclair d'une seconde !

Jean Fanchette, L'île Équinoxe, Philippe Rey

jeudi 29 octobre 2009

Paul Celan (2)

KERMORVAN

Du Tausendgüldenkraut-Sternchen,
du Erle, du Buche, du Farn:
mit euch Nahen geh ich ins Ferne, -
Wir gehen dir, Heimat, ins Garn.

Schwarz hängt die Kirschlorbeerstraube
beim bärtigen Palmenschaft.
Ich liebe, ich hoffe, ich glaube, -
die kleine Steindattel klafft.

Ein Spruch spricht - zu wem? Zu sich selber:
Servir Dieu est régner, - ich kann
ihn lesen, ick kann, es wird heller,
fort aus Kannitverstan.

KERMORVAN

Petite étoile de centaurée,
aulne, hêtre, et toi, fougère :
avec vous, proches, je vais au loin, -
lieu natal, tu nous prends au piège.

Laurier-cerise, en grappes noires suspendu
près du palmier au tronc barbu.
J'aime, j'espère, je crois, -
elle bée, la petite datte de mer.

Une devise parle - à qui donc ? A elle même :
Servir Dieu est régner, - je peux
la lire, je peux, tout s'éclaire :
loin de J'peuxpascomprendre.

Paul Celan, La rose de personne, Poésie Points.

s.v.l.h.

Philippe Jaccottet (3)

(...)
....Je ne sais pas très bien ce qu'il en est des frontières administratives, mais je devine qu'ici la Provence commence dans les sols. Il n'y a pas encore d'oliviers (le mistral les glacerait), mais des collines rocheuses, d'une certaine roche, sur lesquelles pousse en abondance le chêne-vert, arbre maigre, presque noir, pas du tout frémissant, arbre avare et vieux, protecteur de la truffe ; puis, des genévriers hérissés, le thym noueux, des genêts à balais ; plutôt arbustes qu'arbres, et toujours ce qu'il y a de plus sec, de plus tordu, ne donnant aucune ombre, aucun murmure, mais d'intenses parfums ; et dans le terreau meuble, des lichens gris, mille espèces de graines pareilles aux rouages minuscules d'un mécanisme de bois, de loin en loin une petite fleur extrêmement rose, et la pierre. Ailleurs, sur des versants, tremblent des pins. Puis, si l'on descend, tout change.
....Car le terrain est inégal ; ce n'est ni un plateau, ni une vallée, mais une confusion de dépressions et de collines, et, dans ces creux, le Dauphiné s'achève. Des rivières basses ou des ruisseaux toujours clairs coulent entre des rives d'herbe abondante ; des marécages même étincellent vers le soir, dans des enclos de saules et de peupliers où tournoient les rapides hirondelles... Somme toute, un pays de montagnards et de nymphes. (...)

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, La bibliothèque des arts

mercredi 28 octobre 2009

Pierre Louis Gadenne (1)

FORÊT

Il y a la volupté de la forêt.

Que j'aimerais ressentir avec toi.
Des cris d'oiseaux cacatoès ?
Des bruissements, des frissons sur la peau végétale.
Des rayons de lumière qui percent ça et là.
La vapeur qui s'élève au soleil du matin.
Clairière inondée de chaleur
Comme un cratère sulfureux.
Tant de voluptés...

Pierre Louis Gadenne, Voluptés, Cayenne et Fontainebleau, Horizons.

Philippe Jaccottet (2)

LA PROMENADE SOUS LES ARBRES

....L'autre : - Il est vrai, je me demande parfois s'il est juste d'aimer les arbres comme vous le faites, et si vous ne vous égarez pas.
....L'un : - Il n'y a qu'une chose dont je me soucie vraiment : le réel. Presque toute notre vie est insensée, presque toute elle n'est qu'agitation et sueur de fantômes. S'il n'y avait ce "presque" avec ce qu'il signifie, nous pourrions aussi bien nous avilir ou désespérer.
....L'autre : - Je parlais de votre amour des arbres.
....L'un : - Il n'est pas séparable de ce que j'ai dit. Venez que je vous en montre quelques-uns qui parleront mieux que moi. Ce sont des peupliers et quelques saules ; il y a une rivière auprès pour les nourrir, et une étendue d'herbes déjà, bien que nous soyons encore en mars. C'est en ce mois que, dans les forêts qui avoisinent Paris, j'ai ressenti pour la première fois peut-être à les voir une impression obscure et profonde, et maintenant je la retrouve ici, où il n'y a plus guère de forêts, et presque point d'eau.
....L'autre : - Je ne vois rien de si étrange pourtant.
....L'un : - Il n'y a jamais rien de "si étrange" dans ce qui me fascine et me confond. Je puis même dire en très peu de mots, et des plus simples, ce que nous avons sous les yeux : la lumière éclairant les troncs et les branchages nus de quelques arbres. Pourtant, quand je vis cela naguère, et maintenant que je le revois avec vous, je ne puis m'empêcher de m'arrêter, d'écouter parler en moi une voix sourde, qui n'est pas celle de tous les jours, qui est plus embarrassée, plus hésitante et néanmoins plus forte. Si je la comprends bien, elle dit que le monde n'est pas ce que nous croyons qu'il est.
(...)

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, La bibliothèque des arts

vendredi 16 octobre 2009

Alda Merini (2)

Alda Merini (1)







DOPO TUTTO ANCHE TU


Dopo tutto anche tu
che dovrei sentire nemico
e che perdono.
Sei soltanto un uomo
che cerca di capire
e di non capire nessuno.
La tua generosità
è falsa come la mia.
Nessuno di noi
è talmente buono
da far sortir
miracoli dai versi.
Nessuno di noi
è talmente puro
da dimenticarli
per sempre.

cf. http://terresdefemmes....

jeudi 15 octobre 2009

Loïc Herry (5)

Chambois, Charrettes broyées. Chevaux
Morts. Descendaient de la
Forêt de Goufern. S'enchevêtraient
Dans les bosquets. Flammes.
Cadavres putréfiés.

L'asphalte entre deux haies mène à un bourg
Normand. Au-delà de l'église la route
Serpente et monte jusqu'à un restaurant.
Un monument. Un tank polonais.

Soleil calme. Un touriste
Seul.

Loïc Herry, Oeste-Ouest, Écrits des Forges

mercredi 14 octobre 2009

Vingt petits carrés hagards (2)


















Pierre Juhel, Vingt petits carrés hagards, Angles et perspectives

Loïc Herry (4)

Pays d'ouest. Cap cambré sous les grains.
L'aubépine et le grès poussent leur sursaut fixe
Dans la gueule de la mer. Une île dans la pluie.
............Royaume des ombres.

Mémoire des varechs.
Mousse des bois perdus, ô visages !
La vague a ployé les hommes.

....................Ces pays qu'on lit pierre à pierre

.........................................lampe du naufrageur

..............................ciel déchiré de mouettes

Loïc HERRY, OESTE-Ouest, Écrits des Forges

mardi 13 octobre 2009

Andreï Tarkovski (1) Le sacrifice




Rainer Maria Rilke (2)

DIE ERSTE ELEGIE

Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel
Ordnungen ? und gesetzt selbst, es nähme
einer mich plötzlich ans Herz : ich verginge von seinem
stärkeren Dasein. Denn das Schöne ist nichts
als des Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen,
und wir bewundern es so, weil es gelassen verschmäht,
uns zu zerstören. Ein jeder Engel ist schrecklich
...


LA PREMIÈRE ÉLÉGIE

Qui, si je criais, m’entendrait donc, d’entre
les ordres des anges ? et supposé même que l’un d’eux
me prît soudain contre son cœur, je périrais
de son trop de présence. Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant.
...

R. M. Rilke, Les élégies de Duino, traduction de Philippe Jaccottet, La Dogana, 2008

http://poezibao.... rainer-maria-rilke-cinq-traductions-comparées

lundi 12 octobre 2009

Pascal Quignard (3)

Elle s'éloigna en tirant le fauteuil en fer face au soleil. Elle s'assit. Elle se servit une nouvelle tasse de café. Elle la but lentement en regardant la mer.
La baie immense de Naples s'éployait sans fin, l'entourait sans fin. L'air était chaud et il était mouvant. Nous respirions. Nous respirâmes. La falaise d'Anacapri devint soudain entièrement invisible au sein de la lumière.
On voyait encore un peu le promontoire de Sorrente qui s'effaçait doucement dans la vapeur que la chaleur du jour commençait à élever sur la surface paisible de l'eau.

Pascal Quignard, Les paradisiaques, Seuil

Vingt petits carrés hagards

















Pierre Juhel, Vingt petits carrés hagards, Angles et perspectives

dimanche 11 octobre 2009

Rainer Maria Rilke (1)

Notre avant-dernier mot
serait un mot de misère,
mais devant la conscience-mère
le tout dernier sera beau.

Car il faudra qu'on résume
tous les efforts d'un désir
qu'aucun goût d'amertume
ne saurait contenir.

Rainer Maria Rilke, Poésie, Seuil

samedi 10 octobre 2009

Paul Celan (1)

NACHMITTAG MIT ZIRKUS UND ZITADELLE

In Brest, vor den Flammenringen,
im Zelt, wo der Tiger sprang,
da hört ich dich, Endlichkeit, singen,
da sah ich dich, Mandelstamm.

Der Himmel hing über der Reede,
die Möwe hing über dem Kran.
Das Endliche sang, das Stete,
du, Kanonenboot, heisst "Baobab".

Ich grüßte die Trikolore
mit einem russischen Wort
Verloren war Unverloren,
das Herz ein befestigter Ort.



APRÈS-MIDI AVEC CIRQUE ET CITADELLE

A Brest, face aux cercles de flammes,
sous la tente où bondissait le tigre,
j'ai entendu, finitude, ton chant,
et je t'ai vu, Mandelstam.

Le ciel au-dessus de la rade,
La mouette au-dessus de la grue.
Le fini chantait, le constant,
Canonnière, ton nom : "Baobab".

Je saluai le tricolore
avec une parole russe
Perdu était Non-perdu,
le cœur une place forte.


Paul Celan, La rose de personne, Poésie Points.

dimanche 4 octobre 2009

L'avventura (1)

samedi 3 octobre 2009

Pascal Quignard (2)











lehavre.canalblog


......Je quittai Le Havre en 1958. Je me souviens que le vent soufflait par rafales. Le ciel était blanc. Le soleil était bas, rond, blanc, si faible. C'était le début de l'hiver. Je me rendis à la chapelle du lycée de garçons. L'entreprise de travaux publics qui reconstruisait les ruines du lycée avait abattu la chapelle quelques jours plus tôt. J'y avais servi la messe durant trois années. Je marchais tête basse. J'aimais tant foncer tête basse. Tête basse de gêne et de honte. Tête basse de lecture et de peur. Tête basse de silence et de péché. Tête basse surtout afin de frayer passage dans la violence inimaginable et presque animale du vent. Je traverse le charnier de Saint-Roch. Je fonce dans la ville venteuse. Ô ville qui n'a pas encore tout à fait repoussé dans la poussière des pierres. Ville dont les parois neuves, tous les petits immeubles de Perret, cherchent à s'élever aussi blanc que le ciel où la neige d'hiver s'annonce. L'ancienne chapelle est un amas de pierres qui débordent sur le trottoir. J'ai assemblé à l'intérieur de la poche de ma culotte courte en flanelle tout l'argent dont je dispose. Je lance les piécettes dans les gravats. Je jette la monnaie dans la ruine du lieu où je faisais la quête, en aube, tendant une assiette en aluminium. Un chasseur de l'âge du renne un jour,le jour où il abandonna la grotte Carriot, laissa derrière lui deux petits coquillages marins, dans une fente, à l'aplomb d'une gravure qu'il avait faite sur le paroi avec un morceau de silex. Ruine de chapelle chrétienne sous la bruine, dans le froid poisseux de la mer, à droite du préau de la cour de récréation du lycée de garçons où mes condisciples me poussaient, me caressaient dans les relents nauséabonds des trois baraques en bois, côte à côte, des cabinets. Je vois encore les pièces de monnaie légères et blanches qui glissent entre les lambeaux de plâtre, en 1958, juste après le coup d'État.

Pascal Quignard, La barque silencieuse, Seuil.