Route de Miandoab
Des ravines profondes coupaient la chaussée ; la conduite était délicate, et six mois de vie sédentaire nous avaient rendu maladroits. On embourba plusieurs fois la voiture jusqu'au capot, et sans espoir d'en sortir par nous-mêmes. Le mieux, en pareil cas, c'est encore de s'asseoir sur ses talons en attendant qu'une charrette passe et de regarder le paysage. Il en valait la peine. Malgré l'humidité, la vue portait loin. Au Nord, des vergers tachés de neige et plantés d'arbres griffus s'éloignaient à perte de vue vers Tabriz et l'hiver ; au fond du pays, la chaîne du Savalan tendait ses arêtes blanches et légères au-dessus du brouillard. A l'ouest, un désert de marécages nous séparaient des eaux amères du lac d'Urmia. Au sud, dans la direction du printemps, les premiers épaulement du Kurdistan fumaient sous l'averse au bord d'une plaine sombre mouchetée de peupliers. Autour de nous, entre les plaques de neiges, la terre travaillaient, soupirait, rendait comme une éponge des milliers de filets d'eau qui la faisaient briller. Trop d'eau. Nous commencions à croiser des chameaux trempés jusqu'au ventre. Le niveau montait sur les gués ; il fallait se déshabiller et chercher dans un courant déjà fort le meilleur chemin pour la voiture.
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Mahabad
Maisons de torchis aux portes peintes en bleu, minarets, fumées des samovars et saules de la rivière : aux derniers jours de mars, Mahabad baigne dans le limon doré de l'avant-printemps. A travers l'étoupe noire des nuages, une lumière chargée filtre sur les toits plats où les cigognes nidifient en claquant du bec. La rue principale n'est plus qu'une fondrière où défilent des Shi'ites aux lugubres casquettes, des Zardoshti coiffés de leur calotte de feutre, des Kurdes enturbannés et trapus qui vocifèrent des couplets enroués et dévisagent l'étranger avec effronterie et chaleur. (...)
Nicolas Bouvier, L'usage du monde, Dessins de Thierry Vernet, Droz