VOYAGE ATLANTIQUE
Le bateau est resté deux jours devant Ponta Delgada, chef lieu de Sao Miguel des Açores. Terrains cultivés, fermes blanches se succèdent sur un sombre arrière-plan de chaînes volcaniques. Comme toujours à la vue des îles, j'ai eu l'impression d'y reconnaître un pays natal.
À terre avec un canot. En débarquant, et à considérer une vague qui,se déroulait légère sous la jetée baignée de soleil, j'ai goûté un de ces moments de puissante intuition dont la survenance n'est que trop rare. J'ai cru reconnaître, en des lueurs glauques de vie, la fécondité prodigieuse de l'élément, la haute plénitude de cette sérénité qui a pour demeure les palais de Neptune. Si nos yeux bénéficiaient constamment d'une telle vertu, nous serions admis comme les anciens à la table des dieux. Mais ce n'est là, certes qu'un avant-goût d'un monde moins périssable.
Je fais connaissance avec bon nombre de plantes, en découvre d'autres à l'état de nature que je n'avais jusqu'ici rencontrées que dans les jardins et les serres. Ainsi de palmiers dont le tronc s'enlève comme une bouteille posée sur son goulot, d'autres que supporte un soubassement d'échasses. Un datura arborescent, dont la floraison rose se balance au vent comme un chapeau chinois, décore la plupart des jardins à côté des buissons vert de gris d'une euphorbe qui se couronne, comme d'éclatants plateaux, de fleurs si rouges qu'on les croirait artificielles. À leur pied un grand lis écarlate darde ses étamines semblables à des langues-de-loup. Mais plus étrange encore sont d'énormes araucarias dont les branches écailleuses se déploient alentour telles de coriaces filins, et les raides feuillades aussi de ces dragonniers qui, blessés, distillent une résine rouge comme sang.
Ernst Jünger, Voyage atlantique, La table ronde.