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......Je quittai Le Havre en 1958. Je me souviens que le vent soufflait par rafales. Le ciel était blanc. Le soleil était bas, rond, blanc, si faible. C'était le début de l'hiver. Je me rendis à la chapelle du lycée de garçons. L'entreprise de travaux publics qui reconstruisait les ruines du lycée avait abattu la chapelle quelques jours plus tôt. J'y avais servi la messe durant trois années. Je marchais tête basse. J'aimais tant foncer tête basse. Tête basse de gêne et de honte. Tête basse de lecture et de peur. Tête basse de silence et de péché. Tête basse surtout afin de frayer passage dans la violence inimaginable et presque animale du vent. Je traverse le charnier de Saint-Roch. Je fonce dans la ville venteuse. Ô ville qui n'a pas encore tout à fait repoussé dans la poussière des pierres. Ville dont les parois neuves, tous les petits immeubles de Perret, cherchent à s'élever aussi blanc que le ciel où la neige d'hiver s'annonce. L'ancienne chapelle est un amas de pierres qui débordent sur le trottoir. J'ai assemblé à l'intérieur de la poche de ma culotte courte en flanelle tout l'argent dont je dispose. Je lance les piécettes dans les gravats. Je jette la monnaie dans la ruine du lieu où je faisais la quête, en aube, tendant une assiette en aluminium. Un chasseur de l'âge du renne un jour,le jour où il abandonna la grotte Carriot, laissa derrière lui deux petits coquillages marins, dans une fente, à l'aplomb d'une gravure qu'il avait faite sur le paroi avec un morceau de silex. Ruine de chapelle chrétienne sous la bruine, dans le froid poisseux de la mer, à droite du préau de la cour de récréation du lycée de garçons où mes condisciples me poussaient, me caressaient dans les relents nauséabonds des trois baraques en bois, côte à côte, des cabinets. Je vois encore les pièces de monnaie légères et blanches qui glissent entre les lambeaux de plâtre, en 1958, juste après le coup d'État.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Seuil.