mercredi 30 novembre 2011

Eugénio de Andrade (10)

Le poids de l'ombre, XLVII

C'est un de tes plus jolis sourires
cet hiver
répandu dans les sables.
Par la véranda
il est entré
avec l'écume des voix d'enfants.
Et comme les chats sur les toits
à s'en aller ne tardera.

Eugénio de Andrade, Matière solaire suivi de Le poids de l'ombre et de Blanc sur Blanc, Poésie/Gallimard

dimanche 27 novembre 2011

Eugénio de Andrade (9)

É UM SOPRO

É um sopro de animal ferido
entrar dentro de ti o tempo só
da luz atravessar
a sombra lancinante da cintura.

C'EST UN SOUFFLE

C'est un souffle d'animal blessé
qui pénètre en toi — juste le temps
pour la lumière de traverser
l'ombre lancinante des hanches.

Eugénio de Andrade, A l'approche des eaux, Éditions de la différence

Eugénio de Andrade (8)

ASSIM ÀS VEZES

A manhã às vezes fica muito longe.

Perco-me então por caminhos de água.

Na língua que te despe o sol
Respira rente à relva.


AINSI PARFOIS

Le matin reste parfois très lointain

Je me perds alors par les chemins de l'eau

Dans la langue qui te dénude le soleil
respire au ras de l'herbe

Eugénio de Andrade, A l'approche des eaux, Éditions de la différence

jeudi 24 novembre 2011

Ciel (4)

Nicolas Bouvier (5)

Finis terrae

Depuis François-Xavier le Saint
tous les corbeaux du Hokaïdo parlent latin
Un... deux... trois
ils comptent les clous de la Croix
sur la mer qui n'a pas d'oreilles.

Ville ? planches, cabanes, perches à filets !
mais ce soir c'est plein de lanternes
parce que deux étoiles s'épousent
De l'Extrême-Nord à l'Extrême-Sud
des écoliers en noir et des lampions huilés
Unité de l'Empire !

Le porc dans ce bistrot a un fort goût de chien
le cuisinier chinois est trop loin de sa Chine
il retrouve un dragon dans chaque chou qu'il
tranche
et boit son fonds, les yeux ailleurs...

C'est hier qu'on a crevé les yeux du voyageur.

Wakanaï, Nord-Japon, 1965

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe

dimanche 20 novembre 2011

Nicolas Bouvier (4)

Love song II

Si vous voulez
peignez haut dans l'air sec vos icônes de neige
entourez-les de majuscules ornées
pendant que les flocons fondent sur votre langue
alléluia !

Moi j'ai d'autres affaires
je traverse en dormant la nuit hémisphérique
derrière le velours de l'absence
je retrouve à tâtons l'amande d'un visage
soie ancienne
les yeux couchés dedans
fenêtres où je t'ai vue tant de fois accoudée
frêle et m'interrogeant
comme un signe ou comme un présage
dont on n'est pas certain d'avoir trouvé le sens

Le chant vert du loriot ne sait rien du silence

Nord-Japon, hiver 1966

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe

Ciel (3)

samedi 19 novembre 2011

Nicolas Bouvier (3)

Love song I

Un peu de gris, un peu de pluie
et c'en est déjà presque trop
il faut chanter si bas pour t'endormir
Circé du bord des larmes

frêle et fragile comme tu l'es
parfois je me demande
d'où te viennent ces larges richesses d'ombre
et dans quels jeux silencieux tu t'égares
avec cette soie dévidée dans le noir
sans doute ne sais-tu pas toi-même
pour quelle lumière inconcevable
tu as préparé tant de nuit

auberge aveugle du chagrin
ouverte et jamais pleine
mon beau bémol
ma douce haine

ton secret, tes couleurs
tes veines
où j'habite et retiens ma voix

Nakano-ku, Tokyo, février 1965

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe

Nicolas Bouvier (2)

Pris à la nuit

J'avais oublié qu'ici
Maman corneille fait "ha-ha-ha"
et que Papa corbeau lui répond grossièrement
"Ouais-ouais-ouais"
Voix quasi humaines et rires malveillants
qui tournent en dérision ce quartier
pris dans la dérive blanche du sommeil
Très loin un vélo grince
et j'entends dans mes os les mollets qui protestent
Silence
puis c'est un chat rauque profond plaintif
sans réponse ni écho
Silence
trois notes aigres de "shamisen" comme découpées à la scie
Silence
La paix ne me rejoindra plus
je suis revenu sur ma trace
(...)
Le ciel alors blanchit
les dormeurs se retournent et soupirent
les bruits se réveillent et se croisent
et comme toujours dès cet instant
on n'y comprend plus rien

Kyoto, juin 1965-1997

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe

vendredi 18 novembre 2011

Nicolas Bouvier (1)

Printemps kurde

Il brassait à bons pas la neige fondue
ce fils du Dieu Unique
en grommelant une chanson
il est monté dans la voiture
turban tout de travers
lourde pétoire à la ceinture
et s'est remis à chantonner

Je me souviens
le fleuve était en crue
le ciel gorgé de pluie s'étirait comme une bête
sur d'interminables friches noires
L'outarde, la cigogne
et tout ce que j'ai aimé ensuite
y nichaient déjà en secret

Sur la berge d'en face
pas plus grand qu'un i minuscule
quelqu'un nous adressait des signes
"on ne passe plus !"

L'averse m'a rincé le cœur
elle l'a tordu comme une éponge
alors le seul fait d'être au monde
remplissait l'horizon jusqu'aux bords

C'est l'heure où Belzébuth
n'a plus le choix des armes
et vide les lieux en blasphémant
J'ai vu son landau noir aux lanternes de cuivre
disparaître dans le silence des saules

Mais moi je suis resté
suis resté longtemps là
les bottes bien ancrées dans le limon doré
rôdeur ensorcelé
trop ébloui
pour oser faire un pas

Mahabad - Genève, 1981

Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe

lundi 7 novembre 2011

Tomas Tranströmer (3)

NOVEMBRE AUX REFLETS DE NOBLES FOURRURES

C'est parce que le ciel est gris
que la terre s'est mise à briller :
les prairies et leur verdure timide,
le sol labouré et noir comme du sang caillé.

Il y a là les murs rouges d'une grange.
Et des terres submergées
comme les rizières lustrées d'une certaine Asie
où les mouettes s'arrêtent et se souviennent.

Des creux de brume au milieu de la forêt
qui doucement s'entrechoquent.
L'inspiration qui vit cachée
et s'enfuit dans les bois comme Nils Dacke.

Tomas Tranströmer, Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Poésie/Gallimard

dimanche 6 novembre 2011

Erri de Luca (7)


Autrefois, je voyais des lettres éparses entre les branches d'un arbre, sur les vitres mouillées, tracées par le vol des mouches. J'étudiais les alphabets de la Méditerranée pour élargir le catalogue des signes et comprendre toute cette semence d'écriture. Dans les points étoilés de l'univers nos ancêtres ont vu des figures, des bêtes, des chariots, moi je découvrais des lignes d'alphabets. Le monde était écrit, le premier homme n'inventait pas les noms, il les lisait. Sur la matière demeurent les traces résiduelles de cette rédaction, des monogrammes qui ont résisté à un effacement général. La voix rauque de la maison parlait avec ces lettres, prononçait des syllabes simples. Les soirs de tempête, quand je redoutais la force du ciel sur les animaux et les arbres, les murs marmonnaient une complainte et m'apaisaient.

Erri de Luca, Acide, Arc-en-ciel, Gallimard/Folio

Erri de Luca (6)


J'ai beaucoup parlé seul. Soudain une phrase sortait de ma bouche. Je la disais à la maison qui attendait ma voix. J'ai vécu si longtemps à l'intérieur d'elle qu'un échange s'est établi entre ses pierres et moi. Je sens que je fais partie d'une nature minérale commune. Son silence est le mien, il est intérieur. Le silence du dehors, de la campagne, total certains soirs de brouillard, ne ressemble pas au nôtre capable d'absorber les sons, quand même ma respiration et les battements de mon cœur se dissipent et que je ne les perçois plus. La maison me répond. Sa voix n'appartient pas aux hommes : elle jaillit de la pierre volcanique des murs, née au temps où l'écorce terrestre était en fusion et la matière mère de toutes choses. C'est une voix qui a bouillonné dans les fleuves de feu jaillissant en gerbes de la mare des cratères. Quant le vent balaie sa poussière, l'asperge de gouttes grises et bleues, la pierre murmure des comptines. Parfois c'est un timbre sonore où je distingue des syllabes incohérentes, d'autres fois je comprends des phrases entières. Mon oreille s'est exercée à écouter les pierres. (...)

Erri de Luca, Acide, Arc-en-ciel, Gallimard/Folio