Printemps kurde
Il brassait à bons pas la neige fondue
ce fils du Dieu Unique
en grommelant une chanson
il est monté dans la voiture
turban tout de travers
lourde pétoire à la ceinture
et s'est remis à chantonner
Je me souviens
le fleuve était en crue
le ciel gorgé de pluie s'étirait comme une bête
sur d'interminables friches noires
L'outarde, la cigogne
et tout ce que j'ai aimé ensuite
y nichaient déjà en secret
Sur la berge d'en face
pas plus grand qu'un i minuscule
quelqu'un nous adressait des signes
"on ne passe plus !"
L'averse m'a rincé le cœur
elle l'a tordu comme une éponge
alors le seul fait d'être au monde
remplissait l'horizon jusqu'aux bords
C'est l'heure où Belzébuth
n'a plus le choix des armes
et vide les lieux en blasphémant
J'ai vu son landau noir aux lanternes de cuivre
disparaître dans le silence des saules
Mais moi je suis resté
suis resté longtemps là
les bottes bien ancrées dans le limon doré
rôdeur ensorcelé
trop ébloui
pour oser faire un pas
Mahabad - Genève, 1981
Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, Éditions Zoe