dimanche 21 février 2010

Philippe Jaccottet (4)

Il y a dans la poésie, pas nécessairement chez les grands poètes, pourvu que le ton soit juste, des moments qui sont comme le bruit du torrent ou le rire d'Aglaé, des ouvertures ou des entrebâillements sur un espace autre, qui ne serait pas un autre monde, mais notre monde compris autrement. Ce qui rejoint la méditation de Musil sur ce qu'il appelle l'autre état, " der andere Zustand ", qu'il rapproche plutôt de l'état mystique, mais qui est aussi un état poétique : un état dans lequel notre perception du monde est modifiée. Modifiée, naturellement, dans un sens qui le rend plus habitable. C'est aussi ce que Rilke appelle " l'Ouvert ", où les poètes, les anges, les bêtes aussi à leur manière, circulent sans difficulté parce qu'il n'y a plus d'obstacle, que la respiration est possible. Et je crois que toutes les œuvres poétiques véritables, et plus nettement encore les œuvres musicales, nous conduisent plus ou moins près de ce seuil.

Extrait d'un entretien de Philippe Jaccottet avec Monique Pétillon, paru dans le Monde des Livres, le 15 juillet 1994.
Poezibao : Notes sur la poésie