samedi 27 février 2010

Pierre Bergounioux (1)

le rouge

....Ternes et froides sont les couleurs du monde, verts les près et les bois, la mer, qui est bleue, aussi, comme le ciel, quand ils ne virent pas au gris, comme les murs de la ville et ses toits; nos pensées ordinaires, le cours de nos jours, l'interminable hiver. Il arrive qu'une lueur éclatante, rouge, surgisse dans le tableau. L'instant est critique. Il y a péril en la demeure. Il faut agir, s'écarter de toute urgence ou s'avancer résolument, fuir ou combattre, peut-être périr.
....Le rouge est essentiellement ambivalent, chargé de valeurs opposées mais pareillement fortes, prodigue ou redoutable, succulent, dominateur, hiératique et , quant au fond, indiscutable, un : la vie s'exalte. En négatif, c'est l'incendie, la plaie ouverte, l'hémorragie, la lave, la rouille, les bêtes venimeuses et les poisons, l'aspic, les fourmis, le serpent corail, la crête dressée du coq, la gueule écumante, les baies mortelles, l'argile stérile, désespérante, les voyants d'alerte, la fureur, l'ivresse, la honte, l'orgueil, les joues en feu, l'étendard de la révolte, l'intérieur caché de nos corps, la fièvre, la scarlatine, octobre, le soleil qui se couche "dans son sang qui se fige", la zone interdite, le manteau de bataille de César, la robe cardinalice, la capuche du bourreau, l'habit du diable, les parois de l'enfer. Il semble à Goethe, lorsqu'il entre sur le terrain battu par le canon français de Valmy, que l'air se colore de pourpre et c'est comme à travers un voile sanglant que tourbillonnent les choses aux yeux de qui voit rouge.
....Mais c'est aussi l'abondance et le raffinement, la viande saignante et les vins de la fête, les fruits les plus délicats, les crustacés, le poivre et le piment, le saumon, le rouget, la toge virile, le sacrifice, la magique lueur de la forge, la houppelande de Noël, la braise et le houx, le corail et les rubis, la bonne argile dont on tire la poterie, la tuile et la brique, la fertilité des sols volcaniques, le rideau de théâtre et le tapis qu'on déploie sous les pas puissants, la rosette, les véhicules de secours qui empruntent leur couleur au feu, au sang, la promesse empourprée de l'aurore, l'incarnat du printemps, la parfaite maturité, la révolution.
....Le temps, lorsqu'il passe au rouge, est fécond, chargé de possibles, précieux à l'égal des choses éphémères ou cachées, redoutables, qui en portent la livrée. C'est celui, rapide, vibrant, de l'évènement, la lueur de l'instant passé lequel rien ne sera plus comme avant.
....Vient l'après. La flamme charbonne. L'accablement succède à l'excitation, la nuit au jour, la saison noire à l'été hasardé de la Saint-Martin. L'heure pourpre tourne à l'ocre, au bistre, à la sépia.
....Il pleut des cendres.

Pierre Bergounioux et Joël Leick, Couleurs, éditions Fata Morgana